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"Ma lettre à peine ouverte, tu vas, si je te connais bien, la parcourir de l’oeil, à la recherche du petit cadeau
qu’elle doit t’apporter. Fouille et tu trouveras."
Sénèque, à Lucilius, Lettre XVI
"Si l'on met de côté les échanges purement professionnels ou administratifs,
c'est presque toujours d'amour que l'on écrit, et par amour, que cet amour
soit
de passion ou d'amitié, de famille ou de vacances, profond ou superficiel,
léger
ou grave.
Je t'écris pour te dire que je t'aime, ou que je pense à toi, que je me
réjouis,
oui, d'être ton contemporain, d'habiter le même monde que toi, en même temps,
de
n'être séparé de toi que par l'espace, point par le coeur, point par la
pensée,
point par la mort.
Partir, c'est mourir un peu. Ecrire, c'est vivre davantage.[...]"
André Comte-Sponville, Impromptus, "La correspondance", PUF, 1996
"Qu'est-ce que ça fait qu'une lettre soit "stupide"? Il n'y a pas de lettres
stupides entre toi et moi, entre ton père et toi. Il n'y a pas de regards
tendres qui soient bêtes. Une lettre n'est pas un devoir de style, mon chéri.
Une lettre "spirituelle" s'adresse à des étrangers, pas à des proches.
Comment !
Sous prétexte que tu crains de ne pas briller, tu me laisses un mois sans
signe
de vie, sans signe affectueux? C'est morbide, voyons!!!"
Colette, "Lettres à sa fille", 1916-1953, Gallimard, 2003
"...Je ne veux pas vous écrire une lettre de reproches, car vous savez bien
que
j'ai de graves reproches à vous faire. Mais je trouve que l'encre et le
papier
ont été inventés pour poétiser la vie, et non pour la dénigrer..."
George Sand
"Amphibie, hybride, la lettre... brouille toutes les frontières du
littéraire.
Tirant profit de l'heureuse disposition à "papillonner", l'épistolier
s'autorise
toutes les digressions, tous les registres, toutes les postures énonciatives.
Sans craindre la confusion des genres, mais au contraire en la provoquant.
De
cette plasticité inespérée, il tire une prime d'inspiration et de plaisir...
Ignorant crânement les impératifs rhétoriques de la disposition et de
l'argumentation, la lettre se déploie sur tous les sujets... Parce qu'elle se
joue des discours constitués, elle devient l'instrument idéal d'un savoir
vivant."*
Alors, la lettre serait-elle un prétexte à écrire ? un pré-texte tout
simplement ?
L'adresse à l'autre serait-elle une aubaine, un tremplin à l'écriture, à la
création ? La lettre n’est-elle pas un moyen d’"habiter les marges de
l'espace littéraire, en déviance, voire en dissidence d'avec ses normes, ses
canons...? Et cette parole des marges, n’est-ce pas dans la correspondance,
espace limitrophe - à la fois dans et hors le littéraire - qu'elle peut se
produire ?"*
L'épistolaire a-t il impulsé et prolongé, transformé mon désir et
mon plaisir d'écrire et de faire écrire ? M'a-t-il conduite à entrer dans le
champ des ateliers d'écriture ?
La lettre, l'adresse à l'autre, représentent une entrée possible dans
l'écriture, tous registres confondus, introspection, narration, poésie,
fiction,
dialogue, témoignage, analyse...
L'épistolaire: Une trame? une marqueterie ? une mosaïque ? un palimpseste ?
Incontestablement une autorisation à louvoyer, à oser l'écriture, à mêler les
genres, à trouver (peut-être?) une identité d'auteur. Afin d'illustrer la multiplicité des genres investis par la lettre, cette
année,
Les Scriludes s’ouvrent au journal, qu'il soit authentique ou fictif, ainsi
qu'au roman.
La lettre a souvent valeur d’évènement humain, la lecture publique en
restitue
son contenu et fait écho au partage oral qu’elle peut susciter, en dépit
parfois, de son caractère intime et confidentiel.
I.LE Tiec
Association Cassiopée
* Brigitte Diaz, « L’épistolaire ou la pensée nomade », Presses Universitaires de France, 2002
En écho au propos de Brigitte Diaz...
UNE FEMME EN BRETAGNE A LA FIN DU XVIIIème SIECLE
Mme Audouyn de Pompery
A mon cher cousin...
Correspondance de Mme de Pompery avec son cousin de Kergus suivie des lettres du
Soissonnais
Présentées par Marie-Claire Mussat et Michel Maréchal
2007, Editions Du Layeur, Paris
4ème de couverture:
"Une nouvelle Madame de Sévigné? La comparaison est flatteuse et le lecteur
aura
tout loisir, au fil des pages, d'apprécier si l'image est fondée. Mais les
lettres de Madame de Pompery sont tout autre chose qu'un exercice de style. Le
tableau qu'elle dresse de la vie quotidienne en Basse Bretagne à la fin du
XVIIIème siècle est riche d'informations.
La personnalité de leur auteur fascinante.
Epouse, maîtresse de maison, mère, préceptrice, elle est tout à la fois sans
jamais abdiquer sa féminité. Sensible, tendre, énergique, cultivée, telle
elle
apparaît. Une femme de devoir, certes, mais moteur du couple. Une femme libre
d'aller et venir, libre de recevoir autour de son piano-forte les meilleurs
musiciens, fussent-ils officiers régimentaires, libre de penser et de
s'exprimer
comme en témoigne la correspondance, aux limites de l'échange amoureux, avec
son
cousin Kergus.[...]"
Extrait de la préface de M.C Mussat et M.Maréchal (pages 46,47,48) "Une épistolière au style soigné
[...] Une première impression se dégage du style de Madame de Pompery : la
plume
est guidée par une évidente et constante sincérité qui traduit l'ensemble de
ses
sentiments. De cette franchise du reste les deux principaux destinataires des
lettres se portent témoins. Ainsi Kergus, écrivant à sa cousine, évoque-t-il
sa
prose et ses vers "francs et naïfs" (8 octobre 1790, lettre 26) tandis que
Bernardin de Saint-Pierre , qui se dit "votre ami, qui vous distingue, comme
vous le méritez, de la foule de ses correspondants" peut ajouter deux lignes
plus bas : "J'aime la naïveté de vos vers et la franchise de votre prose".
Parmi
les nombreuses lettres où la plume se fait miroir des sentiments,
contentons-nous de rappeler celle où Madame de Pompery annonce la disparition
d'Antoine, son frère bien-aimé : "L'évènement que je viens d'éprouver est
affreux
... je suis aujourd'hui plus affligée qu'hier, et je crains de l'être demain
encore plus qu'aujourd'hui. Mon imagination vive et sensible me présentait
l'idée de cent malheurs chimériques, mais jamais je n'eusse pensé que j'étais
au
moment de perdre ce frère chéri ... Si vous saviez comme mon coeur tenait au
sien. c'était plus que mon frère, c'était mon tendre ami,
depuis ma première
enfance" (17 mars 1788, lettre 12).
Cette faculté de s'épancher ainsi dans
ses
lettres ne va pas toutefois, chez Madame de Pompery, sans une certaine
emphase:
la joie ou la peine se font parfois quelque peu théâtrales sans que pour
autant
la sincérité en soi jamais émoussée.
Le style est par ailleurs le plus souvent direct et sans détour : ce qui est à
dire sera dit. Madame de Pompery a l'impression d'avoir conté des choses de
peu
d'intérêt à son cousin : "voilà bien du bavardage pour dire peu de chose" (30
août 1789, lettre 19) ou encore "que j'ai honte de vous faire payer deux sous
des pâtés d'encre. Ne m'en aimez pas moins" (24 novembre 1790, lettre 31).
Une
lettre s'achève par un "Adieu, la soupe est sur la table" (6 août 1787,
lettre
9). Affairée à l'élevage de son bétail, Madame de Pompery se dépeint-elle en
jolie bergère de comptine? "... je ne suis point une bergère élégante qui
conduit, la houlette à la main, de jolis moutons blancs. Je suis tout
bonnement
une servante à cochons" (6 brumaire an III, 27 octobre 1794, lettre 96).
Le
ton
peut être mordant dans certaines circonstances. Quel regard peut-on porter,
par
exemple, sur l'apparence ou l'agrément des relations du chanoine de Silguy
quand
Madame de Pompery écrit, alors qu'il a la variole : "tant mieux, si elle le
change"? (26 ou 27 mai 1791, lettre 42). Tout ce qui est à dire sera-t-il
dit?
Presque tout semble-t-i l: certains sentiments se gardent pour soi mais un
silence fait aussi parler le coeur. Prenant congé de Kergus, le 1er octobre
1788
(lettre 14), Madame de Pompery achève ainsi : "Adieu, j'ai tout plein de finales
de lettres, je les trouve toutes trop longues et la plus courte est trop
tendre.
Ainsi, point de finales".
Ce style direct s'accompagne volontiers d'humour, de jeux de mots et de
formulations amusantes. Au lendemain de la Constitution civile du clergé, les
chanoines sont devenus de malheureux ex-chanoines. Un dîner en réunit-il
deux? "
Nous allons tâcher, pour nous consoler, de faire beaucoup d'ex...travagances"
(29 octobre 1790, lettre 28)[...]
Un passage où Madame de Pompery décrit les occupations de son mari, est
presque
digne d'un inventaire à la Prévert: "Mon mari qui se fait menuisier,
cartonnier,
garçon de théâtre, moucheur de chandelles, quand il est en ville, deviendra
jardinier et cultivateur pour la campagne" (7 novembre 1789, lettre 20).
Ce ton souvent rieur et enjoué n'empêche pas les tournures joliment
littéraires,
ce qui ne saurait étonner chez une fine lettrée éprise de beau langage.
Madame
de Pompery, évoquant son fils, s'exprime ainsi:"... il prononce votre nom
fort
joliment, il montre de la sensibilité, et déjà cet objet intéressant répand
sur
ma vie un charme inexprimable" (30 août 1789, lettre 19). Attendant en vain
une
lettre de Kergus, elle lui écrit:"Le coeur gémit alors dans une douloureuse
attente, on pense que le cousin promène sans songer à sa cousine; on
n'imagine
pas, par exemple, qu'il soit au corps de garde. Plus fait pour être Apollon
que
Mars, on se le figure tenant plutôt un archet qu'une baïonnette" (15 juin
1793,
lettre 79). Mentionnons encore cette lettre où madame de Pompery devance son
cousin pour les voeux du nouvel an (janvier 1789, lettre 15): "Il est
charmant,
mon cher cousin, que ce soit moi qui vous prévienne pour vous souhaiter la
bonne
année. Il faut convenir que vous poussez la discrétion bien loin, car je ne
puis
pas donner d'autre motif à votre silence. Et moi que prouvé-je en vous écrivant
la première? Que mon amitié pour vous l'emporte sur ma fierté naturelle...
Mais
laissez faire, je me vengerai de la démarche que vous m'obligez de faire
contre
toutes les convenances ; oui, je m'en vengerai et souvenez-vous-en".
Dans le
style ciselé de Madame de Pompery, un ornement revient souvent : l'inversion
grammaticale dont elle aime faire usage . Ainsi, souhaitant que Kergus lise
un
ouvrage qu'elle apprécie, lui précise-t-elle: "S'il vous tombe dans les
mains,
lisez-le et m'en dites votre avis" (8 novembre 1789, lettre 20). De même, un
simple "envoyez-les moi" est devenu le 28 juin 1792 (lettre 70) "me les
envoyez"
, un "dites-lui" est changé en "lui dites" (9 août 1792, lettre 73). L'effet
de
cette figure de style est encore plus plaisant le 5 juillet 1793 (lettre 80)
quand Madame de Pompery, invitant Kergus à remplir des bouts-rimés, lui écrit: "En voilà quatre que je vous prie de remplir absolument:
Thomas-tendresse-bas-nièce.
Si mieux n'aimez ceux-ci ..."
La chute du pronom personnel ajoute en effet son charme à l'inversion
elle-même.
Sa culture littéraire, enfin, et tout particulièrement son goût pour la
poésie,
font aussi le charme des lettres de Madame de Pompery. Ici apparaissent un ou
deux vers de tel poète, là une allusion à la mythologie. Elle-même amoureuse
de
la rime, passe souvent de la prose aux vers et inversement. Ce sont même
parfois
d'assez longs morceaux qu'elle a composés et nous donne ainsi à apprécier :
près
de cinquante vers pour déplorer son départ de Penhars (27 novembre 1791,
lettre
63), soixante-dix-huit qui forment le petit conte intitulé "Rose et Dorlis"
(22
octobre 1790, lettre 27)[...]
Connaissant bien les poètes classiques, et les appréciant à l'évidence,
Madame
de Pompery aime à s'en inspirer [...]"
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